Deux revers majeurs pour les GAFAM
En l’espace d’une semaine, deux événements importants sont venus ternir l’horizon triomphal des GAFAM. Vendredi 1er avril, le géant incontesté de la distribution en ligne Amazon a vu la création d’un premier syndicat dans un de ses entrepôts américains. Jeudi 24 mars, l’Union européenne a adopté le Digital Market Act, qui vise à limiter les pratiques anti-concurrentielles des géants du numérique. Dans cet article, je reviens sur ces deux événements qui peuvent paraître sans liens apparents. Et pourtant… chacun à leur manière, ils fragilisent deux piliers essentiels du modèle économique des GAFAM et de leur profitabilité.
Création du premier syndicat chez le géant du commerce en ligne Amazon
Vendredi 1er avril, donc, et ce n’est pas un poisson d’avril, une première organisation syndicale a vu le jour sur le sol américain au sein de la multinationale Amazon. Même si le syndicat n’est pour l’instant rattaché qu’à un seul entrepôt du géant de la distribution en ligne, un verrou a sauté, et risque de faire tache d’huile dans l’ensemble du groupe qui emploie aujourd’hui plus de 1,5 millions de salariés, ce qui en fait le 2e plus gros employeur privé dans le monde (après la chaîne de supermarché Wallmart). Il faut dire que l’activité d’Amazon a été littéralement dopée par la pandémie : l’entreprise a dû embaucher à tour de bras et a doublé son nombre d’employés en l’espace de 2 ans. Et cette croissance n’a pas l’air de s’arrêter.
Ces centres logistiques incarnent aujourd’hui le nouveau visage du travail ouvrier dans les pays occidentaux
Ces dernières années, les gigantesques entrepôts logistiques d’Amazon ont poussé comme des champignons, au plus près des nœuds de communication importants et des bassins de consommateurs aux États-Unis comme en Europe. De nombreuses enquêtes ont mis en exergue la naissance d’un nouveau prolétariat. Ces centres logistiques incarnent aujourd’hui le nouveau visage du travail ouvrier dans les pays occidentaux, confronté au déclin irréversible de leur industrie lourde et manufacturière, et de leur classe ouvrière traditionnelle. Les conditions de travail difficiles (cadences infernales, pauses minutées), la précarité des emplois (CDD, turn-over élevé) et les maigres salaires consentis par Amazon font régulièrement la une des journaux.
Jusqu’ici, les tentatives d’organisation des salariés du groupe pour obtenir de meilleures conditions de travail avaient été combattues avec opiniâtreté par Jeff Bezos, le fondateur et PDG du groupe, farouchement opposé à une quelconque immixtion d’un tiers dans la gestion de sa société. C’est donc une avancée majeure pour les droits des salariés d’Amazon, mais aussi un signal fort envoyé à toutes les entreprises de la révolution numérique (Uber et consorts) dont une partie de leur modèle d’affaire repose sur la précarisation de leurs employés, et une reconnaissance à minima des acquis sociaux issus des luttes syndicales du début du siècle dernier. Les prochaines années nous diront si la création d’un syndicat au sein d’Amazon peut conduire à la mise en place d’un nouveau pacte social au sein de l’économie du numérique.
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L’adoption du nouvelle législation anti-trust, le Digital Market Act, par l’Union européenne
Seconde décision majeure de la semaine, l’adoption le 24 mars dernier par l’Union européenne du Digital Market Act (DMA), une nouvelle législation qui vise à limiter les pratiques anti-concurrentielles des géants du numérique. On le sait, l’Union Européenne est à la pointe sur les questions de régulation qui touche au numérique. Rappelons les amendes majeures infligées à Apple, Facebook ou Google pour leurs techniques agressives d’optimisation fiscale en Irlande ou au Luxembourg, deux pays aux systèmes fiscaux particulièrement cléments, et où les GAFAM domicilient sans vergogne les revenus de l’ensemble de leurs activités européennes. En 2016, l’adoption par l’Union européenne du règlement général sur la protection des données (RGPD) a constitué une autre avancée législative majeure, en établissant un cadre contraignant aux acteurs du numérique dans le traitement des données personnelles de leurs utilisateurs, avec une obligation de transparence accrue et l’exigence de leur consentement explicite.
Avec le DMA, l’Union Européenne s’attaque aux pratiques anti-concurrentielles des géants du numérique, qui constitue un autre pilier de leur succès économique. Sans les nommer, le DMA vise tout particulièrement les GAFAM, dans la mesure où ce sont ces entreprises qui contrôlent les principaux points d’accès au Web, qu’il s’agisse du commerce électronique (Amazon), des moteurs de recherche (Google), d’informatique dématérialisée (encore Amazon), de publicité numérique (Google et Facebook) ou encore les principaux réseaux sociaux (Google et Facebook). A travers la mise en place de nouvelles règles contraignantes, ces entreprises devront désormais rendre des comptes sur leur façon d’opérer.
Parmi les principales mesures du DMA, on peut signaler celle relative à l’obligation d’interopérabilité des plateformes de messageries, l’interdiction pour les moteurs de recherche, les magasins d’applications ou les plates-formes d’e-commerce de favoriser leurs propres produits et services, la possibilité de pouvoir retirer des applications préinstallées sur un smartphone et d’en ajouter en provenance de magasins tiers, une encadrement plus strict de la publicité ciblée, ou encore de nouvelles entraves à la politique de prédation de l’innovation exercée par les GAFAM, qui acquièrent systématiquement les entreprises émergentes susceptibles de les concurrencer (à l’image d’Instagram rachetée par Facebook, ou de Youtube rachetée par Google).
Talon d’Achille des précédentes législations anti-trust, les sanctions ont été revues significativement à la hausse
Une autre avancée majeure de cette nouvelle législation européenne est sa dimension pro-active. Les régles sont fixées ex-ante, et les GAFAM doivent s’y conformer. Jusqu’à alors, les sociétés fautives n’étaient sanctionnées qu’au bout de longues années d’investigation. Les sanctions en cas de manquement à leur obligation, talon d’Achille des précédentes législations anti-trust, ont été également revues significativement à la hausse pour tenir compte de la puissance financière des GAFAM. Pour ces derniers, une amende de quelques milliards de dollars n’est pas assez dissuasive ! Désormais, les amendes pourraient s’élever jusqu’à 20% du chiffre d’affaires mondial, de quoi faire réfléchir les plus récalcitrants.
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Une forme de convergence des luttes ...
Avec le DMA, l’Europe se donne enfin les moyens de défendre les starts-ups innovantes qui fleurissent sur son sol, et espérer bâtir une économie du numérique compétitive. La portée symbolique de cette nouvelle législation est aussi immense. Toute proportion gardée, elle rappelle les lois anti-trust du début du XXe siècle qui visaient à réguler la puissance hégémonique des Rockefeller, Carnegie ou Morgan. En cela, cette lutte contre les pratiques monopolistiques rejoint le combat des employés d’Amazon pour des meilleures conditions de travail. Les deux luttes convergent dans leur volonté de saper deux fondements importants de la toute puissance des géants du numérique, qui abusent de leur position dominante pour tuer toute concurrence dans l’œuf, et contournent les législations sur les droits des salariés patiemment tissées au fil des luttes syndicales ayant émaillées la fin du XIXe siècle et la majeure partie du XXe siècle.
Pour aller plus loin
« Amazon tire vers le bas les conditions de travail dans tout le secteur », Mediapart, Dan Israel, 26 novembre 2021 – Entretien avec David Gaborieau, Sociologue du travail, chercheur au Centre d’études de l’emploi et du travail-Cnam et chercheur associé à l’université Paris-Est
Concurrence : un règlement européen « historique » pour encadrer les géants du numérique, le Monde, Alexandre Picquard, 25 mars 2022
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