Faux Streams et vrai problème
Un défi majeur pour l'industrie musicale
Le paysage musical contemporain est confronté à une nouvelle forme de fraude : les faux streams. Cette pratique, consistant à manipuler artificiellement le nombre d'écoutes sur les plateformes de musique en ligne, constitue une menace existentielle pour l’industrie musicale à l’heure où le streaming audio domine désormais largement le marché de la musique enregistrée [i] . Cette situation, qui préoccupe l’ensemble des acteurs de la filière musicale, a motivé le Centre national de la musique (CNM) à diligenter une étude sur ce sujet sensible dont les conclusions ont été rendues publiques en janvier 2023[ii]. Plus d’une année après sa sortie, cette étude reste à ma connaissance le seul travail sérieux réalisé sur le sujet, en concertation avec les acteurs du secteur. Il me semblait utile et nécessaire de rendre compte de ses principales conclusions dans ce blog consacré à l’impact du numérique sur notre vie quotidienne, et dans le domaine des pratiques culturelles en particulier.
Faux streams, de quoi parle-t-on vraiment ?
Commençons par la face A : un vrai stream est défini comme une écoute authentique, dépassant les 30 secondes consécutives et réalisée par un utilisateur humain, guidé par ses propres choix musicaux.
La face B, c’est le faux stream qui résulte d'une manipulation frauduleuse, orchestrée par des robots ou des individus rémunérés, dans le but de gonfler les statistiques de diffusion. Trois grandes catégories de faux streams sont identifiés par l’étude du CNM :
1. les streams frauduleux : ces "fake streams" sont générés par des moyens non légitimes, tels que des bots ou des personnes payées pour écouter une œuvre.
2. les ajouts de titres : cette pratique concerne l'insertion de titres fictifs sur les pages artistes ou le ré-upload de contenus déjà retirés des plateformes.
3. la création de fausses playlists : Des listes de lecture falsifiées, suivies par des comptes frauduleux, sont utilisées pour générer des streams artificiels.
Tous les domaines sont concernés : hip-hop, pop/rock, classique, chanson française ou musiques d’ambiance. « La très grande part des streams détectés provient du hip-hop/rap : c’est assez logique puisqu’il s’agit des genres les plus écoutés (plus de 50% du top 10 000 sur Spotify)», relève encore le CNM.
Faux streams, un phénomène massif et sous-évalué
L'étude s'appuie sur une méthodologie sophistiquée, combinant des analyses quantitatives et qualitatives. Le CNM a ainsi pu recueillir des données quantitatives des plateformes Spotify, Qobuz et Deezer. Les méthodologies de détection misent en place par les plateformes combinent le suivi de différents indicateurs : la répartition des volumes streams par typologie d’utilisateurs, les variations anormales, la géolocalisation, les modes d’écoutes et le type d’appareil utilisés.
Il est à déplorer que des acteurs majeurs comme Apple music, Youtube et Amazon (tient, il sont tous américains !) ont refusés de transmettre leurs données. Toutefois les conclusions observées sur Spotify, Deezer et Qobuz sont relativement homogènes. Sur Spotify, par exemple, 1,14% des streams détectés en France en 2021 ont été considérés comme frauduleux, dont une majorité issue de la longue traîne.
la non-détection d’une part significative des faux streams fragilise toute la profession
Les entretiens qualitatifs réalisés avec les acteurs de l'industrie (plateformes, distributeurs, producteurs, labels, agents, artistes, syndicats professionnels) sont aussi riches d’enseignement et pointent leur inquiétude face à la montée en puissance de ses pratiques frauduleuses, et la non-détection d’une part significative de ce phénomène qui fragilise toute la profession.
La plupart des personnes interrogées soulignent l’évolution permanente, la sophistication et la démocratisation des méthodes utilisées par les fraudeurs. Une simple recherche google sur la base des termes « acheter des streams spotify » est assez révélatrice, à l’image du site buycheapestfollowers.com[iii]. Certains professionnels sont aussi directement démarchés par des prestataires présentant leurs offres d’augmentation artificielle de streams. Certains acteurs émettent même l’hypothèse que la pratique des faux streams pourrait relever dans certains cas d’une stratégie de « blanchiment » de revenus issus d’activités illégales, voire criminelles.
Faux streams, quelles conséquences pour l’industrie musicale ?
Les conséquences des faux streams sont multiples et touchent l'ensemble de l'écosystème musical. En tout premier lieu, la pratique des faux streams entraîne la dévaluation économique des streams légitimes et menacent les fondements même du modèle économique du streaming audio. En effet, le CNM explique qu’une « forte augmentation du nombre de streams enregistrés sur une plateforme sans augmentation proportionnelle du nombre d’abonnés payants, entraîne mécaniquement une baisse de la valeur unitaire d’un stream et donc de la rémunération des autres ayants droit ».
les faux streams compromettent ainsi la visibilité des artistes authentiques
Cette situation induit également une perte de confiance généralisée entre les acteurs et envers le marché. Ces pratiques sapent la confiance des consommateurs et perturbent les algorithmes de recommandation, compromettant ainsi la visibilité des artistes authentiques. Face à cette menace, les acteurs de l'industrie se mobilisent. Le CNM suggère également une série de recommandations, à commencer par des échanges renforcés entre plateformes et ayants droit, la mise en place d'une charte interprofessionnelle et le renforcement des méthodes de détection.
Le CNM donne rendez-vous aux acteurs de la filière en 2025
En conclusion, la fraude des faux streams représente bien un défi majeur pour l'industrie musicale, menaçant sa crédibilité et sa viabilité économique. Le CNM promet une nouvelle étude (à paraître à l’horizon 2025) pour évaluer les progrès réalisés par les acteurs de la filière en termes d’outils de détection, d’échanges de bonnes pratiques et de règles déontologiques afin d’endiguer ce phénomène et de préserver l'intégrité du marché musical en ligne. À suivre…
[i] Le streaming audio représente plus de 85% des écoutes en 2024 selon le dernier rapport de l’IFPI – international Federation of Phonographic Industry).
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