Les furtifs, une vitalité salvatrice
Pourquoi le roman d'Alain Damasio est un véritable chef d’œuvre
La lecture du dernier roman d’Alain Damasio, Les furtifs, dévoré au cours de l’été 2021, est un véritable choc. Par son sens du récit, son imaginaire débridé, sa puissance poétique, sa langue d’une rare inventivité, Alain Damasio réussit un tour de force magistral. Au-delà de ses qualités éminemment littéraires, les dons d’observation et d’analyse de l’auteur sur notre société hyperconnectée font merveille. Mais Les furtifs va bien au-delà de cette vision prémonitoire de nos sociétés de contrôle, pour ouvrir sur une dimension quasi prophétique : l'auteur nous propose un nouveau récit du progrès, en invoquant le mariage de l’écologie militante et des luttes sociales anticapitalistes.
Les furtifs en bref
Dans un monde hypercapitaliste et hypertechnologique qui ressemble furieusement au notre, Les furtifs constituent des êtres hybrides, de chair et de son, à la vitalité hors norme, qui vivent dans les angles morts de nos sociétés, et possèdent des facultés exceptionnelles d’échapper au regard humain. A la fois animaux, végétaux et minéraux, ils métabolisent les éléments de leur environnement pour alimenter leurs métamorphoses incitantes, et faciliter leur invisibilisation.
La quête d’un couple à la recherche de leur fille de 4 ans disparue (enlevée par les furtifs ?) constitue le fil rouge de ce roman particulièrement dense, à l’imaginaire profus, servi par un style d’une grande inventivité et un sens poétique rare. Au long de leur périple qui se déroule sur plus de 900 pages (dans l’édition de poche), le couple apprendra à mieux connaître ses créatures extraordinaires, à la fois craintes, convoitées et traquées pour leurs facultés exceptionnelles, car elles menacent les fondements mêmes de la société de contrôle qui sert de cadre au roman.
Récit polyphonique, cette œuvre exigeante stimule notre intelligence et notre imaginaire à travers les regards diffractés de ses différents protagonistes, tous très attachants et hauts en couleur. Roman politique, enfin, qui donne l’occasion à l’auteur d’esquisser des pistes séduisantes pour expérimenter de nouvelles manières de vivre ensemble et un rapport renouvelé et émancipé à nos interfaces technologiques.
Ce que je cherchait initialement dans les furtifs
Quand j’aborde la lecture des furtifs à l’été 2021, j’ai déjà eu l’occasion d’être exposé à plusieurs reprises aux thèmes de prédilection de l’auteur : le déjà fameux « techno-cocon », qui fustige notre dépendance à une technologie aliénante, mais aussi les dangers et les ravages de la société de contrôle. Alain Damasio m’apparait ainsi tout auréolé de son image de prophète des temps modernes, image dont il s’efforce d’ailleurs de ne pas rester prisonnier.
L’hypertechnologie de son roman s’inscrit dans une continuité logique avec les dernières avancées connues de notre époque. Une bague, petit bijou de miniaturisation, a remplacé le smartphone, la « réul » (pour réalité ultime) constitue une sorte de synthèse et d’acmé de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée et de l’assistant numérique virtuel. L’hypercapitalisme prospère en valorisant sans limite nos données personnelles siphonées par une batterie de capteurs, de senseurs, de dalles sensibles, d’intech, omniprésents.
En ce sens, le dernier roman de Damasio s’inscrit parfaitement dans ce courant critique de la société de contrôle (théorisé notamment par le philosophe Gilles Deleuze, influence majeur de l’auteur) ou de la technologie qui isole, dévitalise et nous rend dépendant (par opposition à la technologie conviviale émancipatrice, car appropriable par ses utilisateurs, défendue notamment par le penseur Ivan Illich). Cette vision s’oppose bien sûr au triomphe de l’économie du désir et du design de la dépendance incarnée par les GAFAM, qui imprègne l’univers dystopique des furtifs.
Les furtifs comme un négatif de notre société de contrôle
Malgré la puissance de cette évocation, ce ne serait pas rendre justice au roman que d'en limiter la portée à sa seule dimension imaginaire et critique d’une société hypercapitaliste et hypertechnologique.
En effet, à mon sens, la force du roman, sa puissance évocatrice et prophétique gravite principalement autour de ses créatures extraordinaires qui lui donnent son titre : les furtifs. J’ai été littéralement bluffé et emporté par le côté démiurge de Damasio, sa capacité à nous faire croire à l’existence de ces créatures à la vitalité inouïe, leur potentialité, la puissance poétique et philosophique qu’ils incarnent. Le récit, pensé comme une quête sensorielle, scientifique et métaphysique, nous permet d’appréhender progressivement leur complexité. A la frontière des mondes animal, végétal, et minéral, animés d’une capacité métamorphique hors-norme, les furtifs sont à la fois de chair et de son. Damasio nous réserve quelques moments d’anthologie. Une scène de résurrection constitue à ce titre un sommet d’intensité dans ce récit à la fois haletant et étonnamment foisonnant.
Par l’entremise de ses créatures, Damasio nous tend un miroir grossissant sur les menaces et les zones de fragilité de la société de contrôle, ses angles morts où les furtifs évoluent et prospèrent. D’une certaine manière, on peut y voir une sorte de négatif (au sens photographique) du régime de la trace dans lequel notre société tend inexorablement. La furtivité incarne ainsi la promesse d’un espace de liberté retrouvée, d’émancipation de cette technologie toujours plus aliénante.
Les furtifs, un livre éminemment politique
Les Furtifs ne se contente pas de déployer un imaginaire foisonnant et une poétique langagière, sonore et scripturale particulièrement originale. C’est aussi un aussi un roman très politique, dans lequel Alain Damasio questionne l’impact de la technologie sur nos vies, mais aussi nous propose d’explorer d’autres pistes pour réinventer nos vies et nous « ré-empuissanter », (selon un terme cher à l'auteur).
1ère piste > Renouer notre lien au vivant
« la seule force qui nous permettra de lutter contre la puissance mortifère du tout numérique réside dans notre capacité à nous relier à nous-mêmes, aux autres et autres espèces [1]».
S’inspirant du concept de « culture du vivant » du philosophe naturaliste Baptiste Morizot, le roman défend l’idée que « la seule force qui nous permettra de lutter contre la puissance mortifère du tout numérique réside dans notre capacité à nous relier à nous-mêmes, aux autres et autres espèces ». Au cœur du roman, les interactions entre les furtifs et les humains, les évocations poétiques de leur manifestations spectaculaires incarnent à merveille cette idée. Je ne peux résister à l’envie de glisser ici une anecdote personnelle : ma lecture du roman, pendant l’été 2021, a coïncidé avec l’arrivée dans notre famille de Spicy, un jeune chien à la vitalité débordante, qui a constitué pour moi l’illustration vivante de ce besoin de nous relier au vivant. Ainsi, en suivant les déambulations folâtres en pleine nature, truffe au sol, de mon jeune chien, et en m’efforçant d’adopter son regard, j’ai eu le sentiment d’éprouver avec une intensité peu commune les capacités physique et cognitive que nous partageons avec les autres espèces, et que les Furtifs évoque si bien.
2e piste > Développer un nouvel art de vivre technologique
« Plus on délègue ces compétences aux applis, moins on peut réfléchir. On s’impuissante doucement. Tout un travail est à faire pour construire un art de vivre technologique (…) qui puisse nous apporter de la puissance sans nous aliéner. [1]»
Dans ses entretiens, Damasio insiste souvent sur le fait qu’il défend une pensée technocritique, qui s’opposerait à une pensée qui serait simplement technophobe. Pour l’auteur, il n’y a en effet pas d’humanité sans technique. Aussi le roman souligne à de nombreuses reprises les cas de conscience de ses principaux protagonistes, contraints à un arbitrage permanent entre leur désir de liberté et les concessions nécessaires aux ressources technologiques avancées qui leur permettent de progresser dans leur quête de connaissance.
3e piste > Expérimenter de nouvelles façons de faire société
On voit apparaître des multimilitants (…) qui sont en train d’écrire un autre récit sur le monde, de le pratiquer, il est nécessairement polyphonique et offre de nouvelles manières d’être ensemble vers lesquelles on a envie de « tendre. [1] »
Dans son roman, Alain Damasio donne vie avec beaucoup de conviction à plusieurs communautés ou micro-sociétés, qui expérimentent d’autres règles sociales, politiques et environnementales. L’auteur revendique d’ailleurs sa proximité avec l’écologie politique de Bruno Latour, et ses emprunts aux écrits de la juriste Sarah Vanuxem sur le concept de « Communs fonciers ». Le roman nous plonge au cours de plusieurs Zones autogouvernées (ZAG), héritières de papier de nos contemporaines Zones à défendre (ZAD). Ce qui séduit le lecteur, c’est bien sûr le regard bienveillant que l’auteur porte sur ces expérimentations sociales, qui ont renoncé au grand soir et à l’homme providentiel, pour imaginer des modes d’organisation plurielles qui, loin de craindre la pluralité des points de vue, cherchent au contraire à en favoriser l’émergence et la coexistence.
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Les furtifs,
par Alain Damasio
La Volte 2019, ré-édition Folio SF , 2021
Photos d'illustration de l'article : Une réinterprétation toute personnelle des glyphes furtifs
Pour aller plus loin :
[1] Le Monde, 5 juin 2021, Entretien avec Alain Damasio « on ne retrouvera l’envie de vivre qu’en renouant les liens au vivant ». propos recueillis par Claire Legros. Les citations d’Alain Damasio dans le présent billet de blog sont toutes issues de cet entretien.
La Méthode scientifique, France Culture, 18 avril 2019, Alain Damasio interviewé par Nicolas Martin à l’occasion de la sortie du roman Les Furtifs
Bookmakers #12 – Arteradio - Alain Damasio, Un podcast en 3 épisodes, entretien avec Richard Gaitet, Alain Damasio y détaille son parcours personnel et intellectuel, dévoile ses sources d’inspirations et son atelier d’écriture..
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