Le petit soldat du E-commerce
À propos de « Sorry we missed you », film de Ken Loach (UK, 2019)
Que vient faire Ken Loach dans mon blog dédié à la révolution numérique ? A priori, l’univers du réalisateur britannique connu pour ses chroniques désenchantées des classes populaires britanniques meurtries par les années Thatcher peut paraître bien étranger à notre univers numérique quotidien façonné par les starts-ups de la Silicon Valley. Et pourtant…
Ricky, livreur et auto-entrepreneur, petit soldat de l’économie 2.0
Avec le personnage de Ricky, ouvrier du bâtiment au chômage reconverti en livreur au service d’acteurs du e-commerce, Ken Loach nous propose un portrait attachant et diablement réaliste d’un petit soldat de la nouvelle économie du numérique. Perdu dans le réseau routier de Newcastle, grande ville du nord de l’Angleterre et ancien bastion ouvrier, Ricky personnifie le destin tragique de ces centaines de milliers de livreurs anonymes qui assurent aujourd’hui le dernier maillon de la longue chaîne logistique des sites de e-commerce qui font florès sur la toile, et dont Amazon constitue l’épitome. L’anti-héros de Ken Loach est un de ces petits soldats de l’économie numérique que les plateformes de e-commerce aimeraient bien nous cacher, afin d’entretenir l’illusion d’un monde dématérialisé et désintermédié, mais que la pandémie de Covid 19 a révélé à ceux qui refusaient encore de les voir, quand ces derniers continuaient d’assurer leurs missions contre vent et virus.
Un nouveau prolétariat en voie de précarisation avancée
Dans « Sorry I missed you », Ricky le livreur et son épouse Amy, aide à domicile, sont les tristes représentants de ce nouveau prolétariat en voie de précarisation avancée, victimes démunies de 40 ans de dérégulation néolibérale et de démantèlement de la législation du travail. Un travail de sape des derniers pans du droit du travail et de la protection sociale vécu comme une aubaine par les start-ups de la nouvelle économie, et sur la base duquel repose leur business model réputé plus vertueux. Ces firmes se prévalent en effet d’être les champions des créations d’emplois, générés de manière quasi miraculeuse par une soi-disant économie de rupture, parée de toutes les vertus.
Une descente dans les tréfonds de l’économie 2.0
À rebours des beaux discours entonnés par les chantres de la libre entreprise, le film de Ken Loach montre bien que la décision de son personnage principal d’endosser la casquette d’auto-entrepreneur n’a rien d’un choix assumé, mais est au contraire le fruit de la désespérance d’un chômeur de longue durée, qui voit dans cette proposition sa dernière planche de salut. Malheureusement, cette planche s’avérera déjà diablement savonnée au moment où notre héros cherche à s’y agripper. S’en suit une descente aux enfers tragique, au cours de laquelle Ken Loach ne nous épargne aucun des écueils auxquels sont confrontés ces tristes employés de l’économie 2.0. : endettement (pour l’achat et l’entretien du fourgon), cadences infernales et prises de risque inconsidérées (afin de respecter les objectifs fixés par le sous-traitant), déshumanisation induite par la perte de repères et le brouillage des frontières entre la sphère professionnelle et privée, etc.
Amazon et consort ne font que remettre au goût du jour les pratiques d’exploitation de l’Angleterre victorienne
Ainsi, le film livre une vision sans concession de ces nouveaux tâcherons du monde moderne, exploités sans vergogne par les entreprises de la nouvelle économie, les mêmes qui nous vendent le rêve d’un monde digital libéré des entraves fiscales et réglementaires, et qui voudraient nous faire croire que le monde a changé, alors qu’Amazon et consort ne font que remettre au goût du jour les pratiques d’exploitation du salariat de l’Angleterre victorienne !
Un sujet d’une actualité brûlante
Sorti en 2019, le film de Ken Loach n’a rien perdu de son actualité ! Bien au contraire, il illustre de manière particulièrement bienvenu deux articles publiés récemment dans ce blog. Dans « L’essor du E-commerce », je documente la vigueur du e-commerce, attisée par deux années de crise sanitaire, et qui recrute des livreurs à tour des bras, derniers maillons de l’économie 2.0. Des livreurs par ailleurs victimes d’un système d’exploitation et de subordination aux intérêts de firmes technologiques sans vergogne, phénomène qualifié d’Ubérisation du monde du travail, et que j’ai documenté dans un autre article de blog : « Uberfiles ou l’ubérisation au cœur ».
Pour aller plus loin
2 articles du quotidien Le Monde parus à la sortie du film en 2019 :
Comments