Danger à l'école
A l’origine de cet interview, il y a une réunion de rentrée scolaire à laquelle j’assiste en tant que parents d’élève. Nous sommes en 2019, ma fille ainée rentre en 6e primaire. Ce n’est donc pas ma première rentrée et le rituel, bien rôdé, m’est assez familier. Soudain, une note inhabituelle s’invite dans cette séance. Nadia Makhlouf, éducatrice spécialisée en milieu scolaire, interpelle l’assemblée des parents dont je fais partie, pour nous mettre en garde contre la place grandissante que prennent les écrans dans notre vie quotidienne, et les dangers qu’y en découle pour nos enfants. Les arguments avancés par Nadia et sa sincérité m’avaient durablement impressionné. Aussi, deux ans après, ais-je décidé de la rencontrer pour revenir sur cette question sensible. Compte-rendu d’un entretien chaleureux tenu le mardi 18 mai 2021.
Pouvez-vous présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Nadia Makhlouf, je suis éducatrice spécialisée en milieu scolaire (DIP), détachée par l’Office Médico Pédagogique (OMP). J’interviens auprès d’enfant scolarisés entre 4 et 12 ans. Je suis par ailleurs la maman de deux adolescentes (16 et 19 ans).
Quel est votre sentiment général vis-à-vis de la place des écrans dans la vie des enfants ?
Les écrans sont partout ! La question que je me pose aujourd’hui, et que devra tôt ou tard se poser l’institution scolaire, c’est de savoir si les pratiques éducatives sont encore adaptées à ce nouveau contexte. Les écrans participent d’une réelle désacralisation du savoir dispensé par l’école, à l’heure où le réseau wifi de n’importe quel fastfood donne accès aux jeunes, via les terminaux mobiles, à une quantité inépuisable d’information et de ressources. Aujourd’hui, on constate que les écrans impactent tous les niveaux de développement des enfants et affectent en profondeur les relations des enfants entre eux, et dans leur relation aux adultes. Bien sûr, cette situation préoccupante doit aussi être interprétée à l’aune d’un contexte social dégradé, où on l’observe un éclatement de la structure familiale classique et les difficultés qui en découlent, en termes de manque d’attention accordée par les parents à leurs enfants, de manque de repères, etc.
Quel impact ont les écrans sur les modalités d’apprentissage des enfants ?
L’omniprésence des écrans dans le quotidien des enfants entraîne des troubles cognitifs avérés. Les enfants sont moins attentifs, ils ont plus de difficulté à se concentrer. Les notifications incessantes des applications mobiles, réseaux sociaux en-tête, impliquent une sollicitation permanente des capacités d’attention des enfants, avec à la clef des effets délétères sur leur capacité d’analyse et de mémorisation. Les écrans touchent également à l’équilibre physique et psychique des enfants. Les enfants pratiquent moins d’activité physique, ils passent moins de temps à l’extérieur. Les écrans affectent leur alimentation et leur sommeil. L’écran agissant comme un excitant, j’insiste particulièrement auprès des parents pour que leurs enfants n’interagissent plus avec un écran avant l’heure du coucher. Ce constat plutôt pessimiste est encore aggravé à travers une vision genrée des usages. Très clairement, les jeunes garçons semblent plus affectés que les jeunes filles. La place importante des jeux en réseaux (comme Fortnite), très populaires auprès des jeunes garçons, y joue indéniablement un rôle.
Quel impact ont les écrans sur les aptitudes sociales des enfants ?
Très nettement, on constate une plus grande agressivité des enfants dans le contexte scolaire, et notamment des jeunes garçons, en relation avec ma précédente remarque. Les enfants ont plus de difficultés à canaliser leurs émotions. Ils éprouvent plus de difficulté à entrer en interaction avec les autres enfants ou les adultes. On assiste un brouillage des repères entre le monde réel et le monde virtuel, entre les codes physiques et verbaux propres à chaque univers. D’où des difficultés de plus en plus fréquentes pour les enfants à adopter le mode de communication, le vocabulaire ou tout simplement la bonne attitude requise par une situation donnée. La violence physique est plus récurrente et difficile à canaliser.
Les écrans et leur harcèlement, facteur aggravant ?
Les situations de harcèlement en milieu scolaire sont des phénomènes qui préexistaient à la généralisation de l’usage des écrans, et notamment des réseaux sociaux. Mais ces derniers ont clairement entraîné une amplification des pratiques relevant du harcèlement ou de la discrimination. Le harcèlement en ligne devient une pratique H24, l’enfant harcelé ne peut même plus se réfugier dans sa chambre où les messages haineux et les photos dégradantes le poursuivent sans répit. L’acte d’exclusion d’un groupe, fréquent chez les jeunes, contient une violence symbolique décuplée lorsqu’elle frappe l’enfant exclu du groupe Whats’ap de ses pairs. Heureusement l’école genevoise a pris la mesure des risques accrus de harcèlement posés par les écrans. Aujourd’hui, le protocole anti-harcèlement EPP ( pour entretien à préoccupations partagées) offre un cadre approprié pour identifier les situations problématiques et permettent aux harcelés/harceleurs de mieux comprendre ce qu’ils subissent/font subir à leur victimes. En outre, le harcèlement en ligne est passible de poursuites pénales, facilitées par les traces numériques laissées par le(s) harceleur(s).
Et les parents dans tout cela ? quelles sont leurs attentes ?
Je les trouve souvent curieux, soucieux, interrogatifs. Ils sont eux-mêmes en recherche de repères et d’information. Ils ont du mal à apprécier l’utilisation des écrans par leurs enfants. Eux-mêmes entretiennent un rapport complexe avec leurs terminaux mobiles, ce qui ne simplifie pas les choses. Je constate toutefois une forte attente de leur part, qui s’exprime notamment dans les réunions de rentrée scolaire et dans les associations de parents d’élèves.
Quelles sont tes recommandations ?
Parmi les principales recommandations que je formule, j’insiste sur la nécessité pour les parentes de savoir ce que font leurs enfants sur leur écran. Il ne s’agit pas d’espionner le contenu de leurs appareils mais plutôt d’essayer d’engager un dialogue avec eux sur ce qu’ils font sur leur écran, leurs motivations, leurs doutes, leurs interrogations. Je mets en garde contre l’utilisation par les enfants des écrans seul dans une pièce, à fortiori dans une chambres. J’insiste sur la nécessité de poser un cadre en termes de contenu et de temps. A cet égard, le site 3-6-9-12.org, conçu par l’association éponyme fondée par le pédopsychiatre Serge Tisseron, offre un cadre d’action particulièrement approprié et fourmille de ressources utiles aux parents en quête de repères.
Une conclusion ?
Malgré tous les effets délétères des écrans que j’ai pu énumérer, j’aimerai conclure sur une note plus positive en rappelant toute l’ambivalence des écrans, et leur potentiel extraordinaire au service de l’action éducative. Par exemple, les écrans offrent des ressources formidables aux logopédistes dans leur travail quotidien. De même on doit une fière chandelle aux écrans pour avoir permis d’assurer la continuité de l’action pédagogique en temps de Covid. Depuis le confinement du printemps 2020, de nombreux professeurs m’ont confié qu’ils ont continué à utiliser « classroom » (la plateforme de cours à distance du DIP) en complément de leur cours en présentiel, car ils ont pu y expérimenter des modalités d’apprentissage différenciés, qui répondent à de véritables attentes des élèves.
Pour aller plus loin
Visitez le site de l’association 3-6-9-12.org qui regorge de conseils pratiques à l’usage des parents.
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